Il est temps de choisir son camp

L'état du monde actuel ne nous permet plus de détourner le regard. Le modèle gastronomique français, violent et poussiéreux, n'y échappe pas.

Entrée, Plat, Dessert
4 min ⋅ 12/11/2025

L’histoire est à un tournant.

Un tournant aux mille visages – politique, géopolitique, éthique, moral –, où la réalité et les faits, la cruauté et les provocations, nous forcent à prendre position. C’est dur, c’est indélicat, mais nous voilà dans une époque où l’inertie et la lâcheté d’un silence confortable ne sont plus tolérables, plus supportables. À moins d’accepter de s’en rendre complice.

Il est temps de prendre ses responsabilités, d’assumer, de ne plus détourner le regard, et de ne plus se taire. Il est temps, surtout, de choisir de quel côté de l’Histoire se placer. Ce constat vaut pour les conflits militaires larvés aux quatre coins du monde, l’horreur en Palestine, le cirque politique français, les humiliations sociales, notre éthique de société et nos choix de consommation.

Il vaut aussi pour le monde de la restauration.

Longtemps, la gastronomie française a été sacralisée pour son excellence. Une glorification qui a permis de valoriser un savoir-faire véritable, certes, mais surtout de glisser sous le tapis une réalité que personne ne voulait voir. Des conditions de travail abominables, souvent illégales ; une hiérarchie brutale ; une mythologie méritocratique démesurée ; des abus et des ravages psychosociaux… Et un système de domination bâti sur la sueur et le labeur d’une main-d’œuvre exploitée, écrasée, discriminée.

Une omerta dont le dénominateur commun se dessine, dans l’indifférence générale, autour des violences en cuisine.

Il y a quelques semaines, ce vernis d’une gastronomie française intouchable et exemplaire se fissurait enfin. Dans les murs de l’Assemblée nationale, un colloque bousculait l’ordre établi et venait questionner les codes éculés d’un univers culinaire déconnecté, ivre d’impunité et bouffi de son auto-congratulation. Pour dire, haut et fort, que les oppressions derrière les fourneaux existent et persistent, qu’elles ne sont pas des anecdotes, des “traditions", et encore moins un passage obligé.

Une première victoire, pas anodine, au profit d’une lutte qui peinait à émerger. Une petite marche de gravie pour défendre un modèle qui élève plus qu’il n’écrase. Pour que les choses changent et que le rapport de force s’inverse. Pour qu’enfin “la peur change de camp”, résumait la journaliste et autrice Nora Bouazzouni, qui travaille sur les violences en cuisine depuis plusieurs années.

Dans un monde où il devient nécessaire d’assumer nos choix et de s’aligner avec nos valeurs, ce début de révolution marque un tournant. Surtout, il redistribue les cartes. De manière assez cynique, il fait aussi tomber les masques.

Ce jour-là, dans la salle pleine à craquer de l’Assemblée Nationale : pas un seul grand chef, aucun représentant du patronat de l’hôtellerie-restauration.

Presque ironiquement, quelques jours avant le colloque, un chef triplement étoilé fustigeait, dans un podcast, une nouvelle génération de cuisiniers passive, plus assez docile, qui n’accepterait plus d’endurer des journées de travail interminables. Plus drôle encore, au lendemain de l’événement, de jeunes chefs annonçaient, eux, leur collaboration avec un autre grand chef étoilé français, épinglé pour des violences en cuisine.

Il est temps de choisir son camp. Car, désormais, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.

CE QUE J’AI AIMÉ RÉCEMMENT | Une chanson d’Oasis qui m’était inconnue (et un PTSD), le fanzine de Panayotis Pascot, me mettre au vert chez Pierre-Édouard Robine. Ce vinaigre de cidre breton, cette assiette, cette devanture de restaurant, un livre de cuisine, ressortir mes doudounes du placard. Avaler un kebab des Délices d’Amour dans le froid, voir l’océan en plein hiver, prendre une claque chez Nazareno Mayol Curti. Cette peinture de Monet, ce monologue de Carrie Coon dans The White Lotus, ce moment entre deux frères, retourner au New Morning, des chocolats. Et fêter la fermeture annuelle du plus bel hôtel du monde face à la mer.

Un livre

Pendant quatre ans, la journaliste Nora Bouazzouni a tendu l’oreille à celles et ceux qui font tourner les cuisines. De leurs témoignages émerge une mécanique et le tableau d’un univers qui prospère sur l’exploitation, les cris, l’humiliation et la peur. Et pourtant, malgré l’ampleur des dérives, rares sont ceux qui ont eu des comptes à rendre. Intouchables, “protégés” par le prestige d’une “haute cuisine” érigée en fierté nationale, ils incarnent un modèle qu’il serait interdit de froisser et de remettre en question. Ce livre, “Violences en cuisine : une omerta à la française” (Stock), ose le faire. Il met des mots sur les douleurs et les blessures, rompt le silence, et ouvre un débat fondamental. De quelle cuisine voulons-nous hériter : une cuisine de domination ou une cuisine plus juste, éthique, et vertueuse ?

Un film

Ma culture cinéphile est timide et se résume principalement aux films que je regardais petit, avec mes parents et mon frère. Par exemple, Cuisine et Dépendances, sorti en 1993, avec un casting digne d’un Dupieux de l’époque : l’éternel duo Agnès Jaoui-Jean-Pierre Bacri, Zabou Breitman et Jean-Pierre Darroussin. Malgré son titre, c’est en réalité un anti-film de bouffe, puisque, tout au long du film, le déroulement du dîner en lui-même n'est jamais montré. Bref, c’est vieux, mais c’est super (= je sais pas raconter les films, voilà pourquoi je suis pas sur Letterboxd).

Une photo de famille

Puisqu’on parle, dans ce numéro, de choisir son camp, d’assumer ses idées et d’embrasser ses valeurs, je ne résiste pas à l’idée de vous partager l’une de mes archives préférées : mon frère et moi, au piquet de grève d’une manif’ de la CGT, avec nos parents pas très loin. Si je ne porte plus ce pull noir aujourd’hui, je suis toutefois bel et bien syndiqué, à mon tour. Et je regrette souvent de ne pas l’avoir fait plus tôt.

Une bonne action

Une liste (non exhaustive) de collectifs à soutenir dans leur engagement pour une restauration plus juste : Bondir.e (sensibilisation et prévention sur les violences en cuisine), En cuisine contre la loi raciste (contre la loi Asile et Immigration), MEP (collectif syndical pour les travailleurs de l’hôtellerie-restauration), La Cuisine de Souad (traiteur engagé), Les Frères Laumière (collectif nourricier), Ernest (pionnier de l’aide alimentaire), Le Récho (traiteur et acteur d’insertion sociale), Refugee Food (formation, insertion et aide alimentaire), Écotable (label d’éco-responsabilité pour les restos), Les Brigades Extraordinaires (insertion des personnes en situation de handicap mental ou cognitif en milieu ordinaire), et Linkee (aide alimentaire pour les étudiants).

Merci pour votre fidélité.
À bientôt.


→ Mon Instagram où je montre ce que je mange.
→ Ma carte Mapstr où je dévoile là où je mange.
→ Mon Instagram (secret) où je fais de la peinture.
→ Mon (autre) identité où j’infiltre des supermarchés.
→ Mon Tumblr qui prouve que je suis un vieux d’Internet.

Entrée, Plat, Dessert

Entrée, Plat, Dessert

Par Robin Panfili

Je suis Robin Panfili, journaliste sur l’Internet depuis plus de dix ans. Après avoir travaillé pour Slate, Vice, Le Monde ou Konbini, je suis désormais reporter gastronomique indépendant (Le Fooding, GQ…). J’explore le monde de la cuisine sans distinction, sous toutes ses coutures : du snack au bistrot de quartier, du kebab ouvert tard la nuit aux restaurants étoilés.

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